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Il faisait nuit lorsqu’il s’éveilla, et il ne sut pas, sur le coup, où il se trouvait. Comment se faisait-il que sa chambre fût soudain si petite ? Puis la mémoire des événements lui revint, et avec elle une bizarre certitude : elle n’était pas morte, même maintenant elle n’était toujours pas morte. Elle se tenait derrière cette porte, la hache à la main, et lorsqu’il sortirait, elle le décapiterait. Sa tête irait rouler dans le couloir comme une boule de jeu de quilles et elle éclaterait de rire.

C’est de la démence, se dit-il à lui-même – et c’est alors qu’il entendit (ou crut entendre) un petit bruit de froissement, le bruit que pourrait faire, par exemple, la jupe empesée d’une femme qui frotterait légèrement contre le mur.

Tu te racontes des histoires. Ton imagination… elle est si vive !

Non, je ne me raconte pas d’histoires. Je l’ai entendue.

C’était faux, il le savait. Sa main tâtonna vers la poignée de la porte puis retomba, incertaine. Oui, il savait qu’il n’avait rien entendu… mais néanmoins ?

Elle avait pu sortir par la fenêtre.

Paul, elle est morte !

La réponse vint, avec son implacable logique : une déesse ne meurt jamais.

Il se rendit soudain compte qu’il se mordait frénétiquement les lèvres et s’obligea à s’arrêter. C’était donc cela, devenir fou ? Oui. Il en était bien proche, et n’avait-il pas les meilleures raisons du monde pour cela ? Mais s’il s’abandonnait à la démence, si les flics revenaient demain ou après-demain et trouvaient le cadavre d’Annie dans la chambre d’ami et une masse pleurnichante de protoplasme dans la salle de bains du rez-de-chaussée, masse pleurnichante qui avait été naguère un écrivain du nom de Paul Sheldon, cela ne scellerait-il pas la victoire d’Annie ?

Tu parles. Et maintenant, mon petit Paul, tu vas être un bon garçon et suivre le scénario de près. D’accord ?

D’accord.

Sa main monta vers la poignée de porte… et hésita encore. Il était incapable de suivre le scénario original. Il s’était vu mettant le feu au papier, il l’avait vue saisissant le brasier à pleins bras, et les choses s’étaient passées ainsi. Sauf qu’il avait eu l’intention de lui casser la tête avec cette putain de machine à écrire au lieu de lui rompre les reins avec. Il avait prévu ensuite de se traîner jusque dans le salon et de mettre le feu à la maison. Et dans son scénario, il s’enfuyait en passant par l’une des fenêtres du salon. Il aurait pris un foutu gadin, mais il savait à quel point Annie était maniaque en ce qui concernait la fermeture des portes. Mieux valait un bon gadin que de brûler vif, comme avait dit un jour saint Jean-Baptiste, lui semblait-il.

Dans un roman, tout se serait déroulé selon le plan… mais la vie était tellement bordélique… Que dire d’une existence dans laquelle certaines des conversations les plus cruciales que l’on a prennent place au moment même où l’on éprouve un irrésistible besoin d’aller chier, ou un truc comme ça ? Une existence dans laquelle on ne trouve même pas de chapitres ?

« Vraiment crassement bordélique, croassa Paul. Une bonne chose, tout de même, qu’il y ait des types comme moi pour rincer les affaires. »

Il caqueta.

La bouteille de Champagne ne figurait pas dans le scénario, mais c’était un élément mineur comparé à l’atroce vitalité dont la femme avait fait preuve et à l’incertitude qui le rongeait maintenant.

Et tant qu’il ne saurait pas si elle était morte ou non, il ne pourrait pas mettre le feu à la maison, autrement dit allumer une balise qui attirerait les secours. Pas parce que Annie risquait d’être encore en vie ; il l’aurait fait brûler vive sans la moindre émotion.

Non, ce n’était pas Annie qui le retenait, mais le manuscrit. Le véritable manuscrit. Il n’avait fait que brûler une illusion de manuscrit, avec la page de titre dessus ; le reste n’était que pages blanches avec, dispersées au milieu, des pages de brouillon ou de textes rejetés. Le véritable manuscrit du Retour de Misery se trouvait en sûreté sous le lit, là où il l’avait déposé.

À moins qu’elle ne soit encore en vie. Si elle est encore en vie, peut-être est-elle en train de le lire.

Et alors ? Qu’est-ce que tu vas faire ?

Attends ici, lui conseilla une partie de lui-même. Ne bouge pas d’ici ; tu es bien et tu es en sécurité.

Mais une autre partie de lui-même, plus courageuse, le poussait à revenir au scénario – autant que faire se pouvait, du moins. Se rendre jusqu’au salon, casser une fenêtre et sortir de cette épouvantable baraque. Puis se traîner jusqu’au bord de la route et faire signe à un automobiliste. En d’autres temps, cela aurait pu signifier attendre des jours et des jours, mais plus maintenant. La maison d’Annie était devenue un pôle d’attraction.

Faisant appel à tout son courage, il porta la main au bouton de la porte et le tourna. La porte s’ouvrit lentement sur l’obscurité du couloir et en effet, Annie était là, la déesse se tenait debout dans l’ombre, forme blanche dans son uniforme d’infirmière-

II cilla, ferma fortement les yeux et les rouvrit. Des ombres, oui. Annie, non. Si ce n’est dans les photos des journaux, il ne l’avait jamais vue avec sa tenue d’infirmière. Rien que des ombres, des ombres et

(si vive !)

son imagination.

Il rampa avec lenteur jusque dans le couloir et regarda vers la chambre d’ami. Elle était fermée, neutre, et il entreprit de ramper vers le salon.

La pièce était un puits de ténèbres. Annie pouvait se dissimuler n’importe où ; n’importe laquelle de ces ombres pouvait être Annie. Et elle tenait peut-être la hache.

Il rampa.

Là se dressait le canapé trop rembourré, et Annie se cachait derrière. Là, la porte ouverte de la cuisine, et Annie certainement derrière. Derrière lui, le plancher craqua… Évidemment ! Elle était derrière lui !

Il se tourna, le cœur battant à tout rompre, une pression insupportable aux tempes, et Annie fut là, en effet, la hache levée – mais seulement pendant une seconde. Elle se dissipa en ombres. Il continua de ramper dans le salon, et c’est alors qu’il entendit le bourdonnement d’un véhicule qui approchait. Un pâle pinceau de lumière vint illuminer la fenêtre puis devint plus fort. Les pneus chuintèrent sèchement dans la poussière et il comprit que le conducteur venait de voir la chaîne qu’elle avait tendue dans l’allée.

Une portière de voiture s’ouvrit et se referma.

« Merde ! Regardez-moi ça ! »

Paul rampa plus rapidement, jeta un coup d’œil dehors et vit une silhouette qui s’approchait de la maison. Impossible de se tromper à la forme de son chapeau. C’était un flic de l’État.

Paul chercha à tâtons sur le petit guéridon, et renversa des babioles dont certaines tombèrent sur le sol et se brisèrent. Sa main se referma sur l’une d’elles – et là, au moins, retrouva-t-il le scénario d’un livre ; l’épisode avait cette rondeur que l’on trouve précisément dans les romans parce qu’elle manque si souvent dans la vie.

Il tenait le pingouin sur le bloc de glace.

maintenant mon histoire est finie ! lisait-on toujours sur le socle, et Paul pensa : Oui, grâce à Dieu !

Accoudé sur le bras gauche, il referma la main droite sur le pingouin ; les cloques de sa paume éclatèrent, et laissèrent couler leur liquide. Il leva le bras et lança l’objet à travers la fenêtre du salon, exactement comme il avait lancé le cendrier à travers celle de la chambre d’ami, il n’y avait pas si longtemps.

« Ici ! vociféra Paul Sheldon d’une voix qui s’étranglait. Je suis ici ! Je vous en prie ! je suis ici ! »

 

Misery
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